EXTRAIT DE L'ODYSSÉE DU TOUR DE FRANCE 1987 CHAPITRE 18

Publié le par Patrick BERNARD

Stephen Roche à l'arrivée à La Plagne
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Mercredi 22 juillet 1987, 17h40, la Plagne, Place du Refuge, altitude 1970 m.

     Il y a précisément 4 minutes que le vainqueur du jour a franchi la ligne d’arrivée du tronçon le plus éprouvant de la plus dure course à étapes de l’après-guerre (disons depuis 1948). Encore essoufflé de son rageur sprint final, Jean-François Bernard vient de descendre de vélo. Il échange un regard solidaire avec Charly Mottet : nous en étions. Douze coureurs en ont terminé. Cent trente et un autres pédalent encore sur les pentes menant à la station. Après avoir élevé sa masse de 5500 m, Pedro Delgado a peiné à la monter sur le podium, deux mètres plus haut. Il y enfile sans joie le maillot jaune après lequel il court depuis 1983. À quelques dizaines de mètres, Stephen Roche est allongé au sol. Sous la protection de deux gendarmes vaillants mais débordés, un médecin lui applique un masque à oxygène. Photographes et cameramen se disputent l’accès à l’animal suffocant.

     « Ce que j’ai fait, je te le jure, aucune bête ne l’aurait fait », dit, un jour de l’hiver austral 1930, Henri Guillaumet à Antoine de St Exupéry arrivé de France pour le récupérer dans un village argentin. Dans les montagnes chiliennes, l’Ange de la Cordillère venait de survivre dans des conditions inimaginables à un accident d’avion de l’Aéropostale, dans une œuvre de volonté, un chef-d’œuvre, que son ami écrivain narrera dans Terre des Hommes.

     L’aventure que vivent Pedro Delgado, Stephen Roche, Charly Mottet, Jean-François Bernard, Luis Herrera, Laurent Fignon et les cent trente-sept autres arrivants de l’étape du jour repose sur d’anecdotiques enjeux sportifs. Il n’y est pas question de survie. Elle n’en demeure pas moins un ciment qui les solidarisera le reste de leurs existences.
     À tout moment de leur vie à partir de ce Tour 1987, dorénavant leur Terre des Hommes, en toutes circonstances, chacun des cent trente-cinq arrivants sur les Champs-Élysées (il y aura encore huit éliminés) disposera au fond de lui-même de l’inestimable ressource de se dire : « J’étais de l’épopée du Tour de France 1987. J’étais sur mon vélo Place du Refuge, à la Plagne, le jour où… »

     Se poser la question des ressorts qui poussent ces hommes à s’infliger de terribles souffrances dans de si dérisoires combats demanderait la convocation de psychiatres.
     Eddy Schepers n’est que cycliste, mais, muni de son langage fleuri, il partage la chambre de Stephen Roche : « J’ai dit à Stephen : Delgado est arrivé encore plus cuit que toi à la Plagne, parce que cette défaillance à l’arrivée est le signe que tu as encore pu te livrer à fond. Un coureur lessivé n’aurait jamais pu produire un tel effort. De t’avoir vu arriver sur ses talons dans ton état a brisé sa volonté pour demain. Et puis, je serai là... »
     Cet effort paroxystique avait permis au Poupon Irlandais de reprendre 45 secondes au Maillot Jaune dans les cinq derniers kilomètres des cent quatre-vingt-six du jour, dont 26 secondes les cinq cents derniers mètres. Par ce sursaut, il avait préservé son Tour.

     C’est au franchissement du Col du Galibier que la course avait tourné à l’anarchie. Espérant encore faire sauter le couvercle du plus prestigieux bastion du cyclisme traditionnel, Luis Herrera avait fait rouler fort ses nervis dès la Rampe des Commères, altitude 720 m, 6 km après le Bourg d’Oisans, 40 avant le Col du Galibier, altitude 2640 m. Sous la pression dès le Clapier d’Oisans du Colombien Blond Argemiro Bohorquez, Urs Zimmermann, Andrew Hampsten et Robert Millar avaient décroché, déjà. Peu après, le Suisse abandonnait.
     Stephen Roche : « Je n’étais pas content après les Colombiens. Ils grimpent les côtes comme des oiseaux, mais ils ne respectent rien, même pas les coureurs. Chez nous, Bontempi a du mal à rentrer dans les délais tous les jours, et beaucoup d’autres avec lui. Alors ce matin, après que les Colombiens eurent encore flingué au départ, après qu’il y eut des chutes dans les tunnels [celui des Commères, où Erwin Nijboer dut monter dans l’ambulance, et ceux du Fresney-d’Oisans], je suis allé voir Lucho et lui ai dit : si tu ne demandes pas à tes cow-boys de se calmer, nous, on va se fâcher. Il m’a répondu qu’ils voulaient gagner, et ils ont continué leur cinéma. »
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Argemiro Bohorquez, Laurent Fignon, Stephen Roche et Rafael Acevedo au passage du Col du Galibier

Publié dans Extrait

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