EXTRAIT DE L'ODYSSÉE DU TOUR DE FRANCE 1987 CHAPITRE 15

Publié le par Patrick BERNARD

Mont Ventoux, contre-la-montre du Tour de France 1958

Mont Ventoux, contre-la-montre du Tour de France 1958

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Il n’y a pas de sport plus télégénique que le vélo. Certes, le football, et lui seul, fait plus d’audience sur le petit écran, mais cela tient à des raisons cocardières, qui font regarder les matchs comme des affrontements de deux hordes. Cela tient plus encore à une universalité due à la possibilité du football d’être pratiqué sans infrastructure, sans bien, et, surtout, sans espace et sans sécurité, quand le cyclisme nécessite routes et bicyclette, et, prioritairement, terres et paix. Le succès supérieur du football tient dans la violence du monde. Dans un monde pacifié et apaisé, à commencer par ses routes, le vélo le supplanterait. Certes, le football peut être beau, artistiquement beau, individuellement et collectivement, mais le vélo, c’est la liberté, l’émotion de la liberté. Dans l’effort. La liberté et l’effort sont deux exercices indissociables. Pédalage et émancipation sont, chez un coureur cycliste, deux valeurs qui expriment et impriment le respect bien plus que la bannière sous laquelle il cavale.
À l’écran, le cyclisme est un sport captivant, à la portée des profanes.
Sauf quand il est disputé contre la montre. Seuls alors les puristes y goûtent toute sa saveur. Mais sur le terrain, par bonheur, le contre-la-montre élève le spectateur en esthète.
Le succès des courses en ligne à la télévision tient d’abord à l’exposition assemblée des faits de course. « Pour faire un bon film, il faut trois choses », disait le cinéaste Julien Duvivier : « une bonne histoire, une bonne histoire, et une bonne histoire. » Devant la retransmission télévisée d’une course, le téléspectateur ajoute à une bonne histoire (souvent), le désir permanent d’une nouvelle bonne histoire, qui viendra la bousculer, ou l’anéantir, ou la nuancer, ou la prolonger. Il s’excite de la découverte en continu du bon scénario nulle part écrit, c’est-à-dire sans intention.
Le contre-la-montre n’est pas une course. Le contre-la-montre ne couronne pas l’esprit de compétition. Il gratifie l’esprit de surpassement. Aujourd’hui, le contre-la-montre du Ventoux, c’est cent soixante-quatre courses. En solitaire. Les faits de course ne sont que les gestions individuelles de courses individuelles. Dans son surpassement, chacun exhibe à tour de rôle le dépouillement de son être dans un but à l’énoncé simple, l’atteinte complexe : s'élever au plus vite de ses possibilités.
C’est purement beau. Et l’immense public venu à leur rencontre sur les pentes du Géant de Provence ne s’y trompe pas. En esthète, il savoure.
Parmi les premiers partis, il apprécie la démonstration de Milan Jurco, un apollon tout en muscles. Il hisse ses quatre-vingt-six kilos de la plaine (Bédoin) au pic en 1h17’30. Intellectuellement, ceux qui, de tout en bas, ont regardé l’observatoire tout là-haut, apprécient la performance. Les cyclistes-spectateurs l’étudient, et comparent.
Mais l’émerveillement ne peut venir que du ressenti à portée de regard, quand passe l’homme déployé. Sans connexion tactile. Toucher, c’est intervenir. Intervenir, c’est sacrilège. D’ailleurs, le contact déchargerait l’émotion. Quel que soit le coureur, peut-être plus encore s’il est inconnu, la proximité sans contact de l’humain dans l’exercice maximal et gratuit génère le frisson, les larmes pour les plus émotifs. Des larmes ni de joie ni de tristesse. Des larmes de solidarité tribale : l’appartenance à l’espèce dont le propre est la faiblesse. La faiblesse de pédaler pour s’élever au sommet de la montagne juste parce qu’elle est là, les muscles en tension, le psychisme apaisé.
Dans une ambiance crescendo, ...

Publié dans Extrait

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